Ils te semblent tous si étranges, Daphné. Avec leur petites passions, leurs petits soucis trop mondains, leur vision si étroite des choses. Il geignent. Parce qu'ils ont perdu leur frère, leur main ou leur amant. Mais tu ne les blâmes pas. Ils sont des enfants qui ont encore du mal à grandir pour la plupart, et de jeunes vétérans à l'esprit fragile pour les autres. Ils voient encore ce monde nouveau comme une utopie ou un cauchemar, une carte à découvrir, une vie à reconstruire. Tu le vois pour ce qu'il est vraiment. Un champ de bataille. Un défi. Une guerre. Contre les éléments. Contre l'air qui vous balaye, la chaleur qui vous étouffe, contre le sang qui coule hors de vos veines, contre les créatures émergeant de l'apocalypse, contre vos cris, vos larmes, votre humanité handicapante.

  Daphné, c'est toi contre le monde entier et tu refuses de perdre.
Pour la première fois de toute ta vie, tu veux gagner au jeu de la vie. Tu peux concéder quelques batailles, tu peux concéder des échauffourées, des duels, tu peux justifier cent deux cent quatre cent corps, tant bien le compte t'excède, du moment qu'à la fin, rien qu'à la fin, vous riez.

  Ce n'est pas la gloire qui forge ta détermination, ton ambition est enracinée dans l'arrogance de ceux qui on une vision. Douloureusement honnête, tu te marbres dans le réalisme et le factuel et tu prends en pitié les ignorants et les simplets, qui ne cherchent qu'à vivre un jour de plus. Tu te targues sans peur, mais la réalité est que tu as plus à perdre que tu ne penses. Tu as imaginé la mort tellement de fois que tu te dit prête à l'accueillir si cela vous permet d'avancer un peu plus, et cela est sûrement vrai, mais la vérité est que tes mains tremblent à cette idée, tu as peur comme tout le monde. Et il y a cette famille dont tu caresses encore maternellement les cheveux et qui semble s'étendre à milles étrangers de plus chaque jour, il y a cette douceur et cette obligeance en toi qui a fait ta popularité, malgré tes mensonges, tes manipulations.

Certains voient en toi encore une personne volontaire, à l'écoute et responsable, si ce n'est un peu distante, voient le meilleur en toi et sous-estiment la fermeté de tes convictions et ce que tu es prête à sacrifier pour la victoire; pour pour d'autres plus sceptiques, tu es le visage de l'élitisme et du contrôle de Noé, tes humeurs d'une tiédeur qui tend vers le froid un cœur de pierre qui feint l'émotion, et ils te confèrent plus de pouvoir que tu n'en as vraiment.

Et peu t'importes leurs dires tant que tu as encore leur confiance et la marche de manœuvre pour arriver à la fin de la route.
Tu avances, encore et toujours, enjambes les corps et les gouffres, pour un pas de plus.

Et tout au fond perdu dans l'âme quelque part,
il y a une petite fille,
qui attends encore qu'on la retire du devant de la scène,
qu'on l'arrache à ses rêves et ses responsabilités,
et qu'on la console tout simplement.

Se lever le matin, plus tôt.
Préparer le petit déjeuner pour tout le monde.
Réveiller les autres.
Aller à l'école.
Attendre ses frères et sœur à la sortie.
Leur prendre la main pour rentrer, faire attention aux voitures.
Vérifier que les devoirs soient fait.
Maman et papa rentrent.
Dîner et au lit.
On efface.
Et on recommence.

Elle était l'aînée. Elle était toujours celle qui protège, celle qui fait attention, celle qui montre l'exemple, celle qui sacrifie la tarte aux fraises que Kara veut manger. Elle ne s'est sentie protégée, choyée, elle était l'aînée, si jeune et déjà si responsable, qu'on admire et qu'on complimente mais qui jamais n'a le droit aux caprices et petites attentions.
Elle regardait ses cadets parfois, et se disait qu'on ferait plus attention à elle sans eux. Les aimait autant qu'elle les détestait, dans ce monde répétitif, mondain et ennuyeux.

uc